Si les entreprises pensent déjà que les normes de reporting environnemental, social et de gouvernance (ESG) sont strictes, alors elles devraient se préparer à une réglementation encore plus rigoureuse et complexe.
Aux États-Unis, dans l’UE ou encore en Chine, les décideurs politiques semblent déterminés à introduire un ensemble de nouvelles règles exigeant une plus grande transparence et une plus grande responsabilisation des entreprises sur le risque climatique. Toutefois, ces efforts entrent en collision avec le scepticisme croissant des investisseurs qui remettent en question les mérites de l’ESG, en particulier à l’approche de l’élection présidentielle américaine de novembre.
Outre Atlantique, par exemple, de nouvelles réglementations pourraient entrer en vigueur dans les deux prochaines années et exiger que 40% des entreprises cotées en bourse communiquent leurs scores de risques liés au climat .
Les règles américaines pourraient devenir un modèle pour les entreprises du monde entier, explique Michael Gerrard, professeur au Sabin Center for Climate Change Law de la Columbia Law School.
«Ces règles affecteront la pratique des rapports d’entreprise et de la transparence pour les années à venir. Il s’agit d’une tendance mondiale qui ne devrait pas ralentir, peu importe l’issue des élections américaines», déclare Gerrard, qui est également membre du Conseil consultatif thématique de Pictet Asset Management.
Selon Gerrard, les nouvelles exigences en matière de publication auront des conséquences considérables.
Pour les entreprises, cela s’accompagnera inévitablement d’une augmentation des coûts de collecte et de vérification des données de durabilité, ainsi que de modernisation des systèmes et processus internes.
Mais l’impact financier ne semble pas insurmontable, et les avantages sont susceptibles d’être supérieurs aux coûts. Une harmonisation des règles de reporting dans le monde permettrait d’améliorer la qualité, la cohérence et la fiabilité des données climatiques, ce qui faciliterait la collecte d’informations pertinentes pour les entreprises et les investisseurs à un moment où la demande de reporting sur la durabilité augmente déjà.
SEC et Californie
La Securities and Exchange Commission (SEC) américaine a proposé en mars une nouvelle mesure qui oblige des milliers d’entreprises à déclarer leurs risques liés au climat, tels que les émissions de gaz à effet de serre, les risques liés à l’eau et leurs stratégies de transition.
Cette proposition inclut plus précisément les émissions directes et celles dérivées de l’énergie qu’ils achètent, connues sous le nom d’émissions de Scope 1 et 2Pour en savoir plus sur les groupes d’émissions: https://am.pictet/en/uk/global-articles/2022/expertise/thematic-equities/understand-emissions-for-climate-risk#overview.
La règle rend obligatoire la déclaration des risques climatiques pour environ 40% des 7 000 entreprises ouvertes américaines enregistrées auprès de la SEC, si leurs émissions sont considérées comme importantes.
Elle peut également concerner la moitié environ des 900 sociétés privées étrangères enregistrées auprès de la SEC si leurs émissions répondent aux critères.
Certaines entreprises et certains investisseurs craignent que ces règles augmentent le coût de leurs activités.
Mais les preuves montrent que l’impact est gérable.
Une enquête menée par le cabinet de conseil en développement durable ERM a révélé que les entreprises dépensent déjà en moyenne 677 000 $ par an pour des activités de communication liées au climat, bien au-dessus du coût annuel estimé par la SEC de 530 000 $ pour être en conformitéhttps://www.sustainability.com/globalassets/sustainability.com/thinking/pdfs/2022/climate-disclosure-survey_fact-sheet-april-2022.pdf.
Une étude distincte de la Duke University a montré que l’impact sur les coûts était probablement faible, car chaque entreprise a déjà mis en place des systèmes internes robustes de divulgation des indicateurs climatiques qui peuvent être facilement exploités pour se conformer à toute nouvelle règlehttps://econ.duke.edu/sites/econ.duke.edu/files/documents/The%20Cost%20of%20Climate%20Disclosure.pdf.
Cela pourrait également générer des avantages sur le marché des capitaux pour les entreprises. Des études universitaires citées par la SEC ont montré que les entreprises qui font des déclarations crédibles ont tendance à enregistrer des coûts de financement inférieurs et des prix des actifs ou des valorisations plus élevéshttps://www.federalregister.gov/documents/2022/04/11/2022-06342/the-enhancement-and-standardization-of-climate-related-disclosures-for-investors#footnote-584-p21394. Parmi les bénéficiaires figurent des investisseurs, qui, selon une autre enquête récente, dépensent actuellement en moyenne plus de 1,3 million de dollars par an pour collecter et analyser des données climatiques afin de prendre des décisions d’investissement éclairéeshttps://www.sustainability.com/thinking/costs-and-benefits-of-climate-related-disclosure-activities-by-corporate-issuers-and-institutional-investors/.
Le mandat controversé de la SEC a néanmoins fait l’objet de critiques de part et d’autre de la sphère politique et des actions en justice sont en cours à l’initiative d’états fédéraux et de groupes qui disent que cette réglementation est soit trop stricte, soit trop souple. Compte tenu des multiples poursuites, la SEC a volontairement suspendu la mise en œuvre de sa règle en attendant la décision des tribunaux, mais Gerrard pense que les entreprises devront viser l’échéance de 2026.
«Le mouvement de la SEC marque la dernière impulsion réglementaire vers une plus grande transparence, à la suite d’une initiative similaire – mais beaucoup plus stricte – de la Californie l’année dernière», déclare Gerrard.
La Californie a promulgué en 2023 deux lois importantes qui obligeront les entreprises qui génèrent des revenus importants dans l’État dit du «Golden State» à divulguer des données sur leurs émissions.
Le Climate Corporate Data Accountability Act et le Climate-Related Financial Risk Act sont conçus pour améliorer la transparence, standardiser la publication et encourager les entreprises à s’attaquer au changement climatique.
Bien qu’il s’agisse de réglementations fédérales, elles ont le potentiel de devenir la règle que les grandes entreprises ne pourront pas se permettre d’ignorer.
En effet, les règles s’appliquent à toute grande entreprise qui «fait des affaires» dans le Golden State et il ne faut pas oublier que si la Californie était un pays, elle serait la cinquième économie au monde. On estime que 75% des entreprises du classement Fortune 1000 y seront soumiseshttps://www.citizen.org/article/california-sec-climate-disclosure-report/.
«Ces règles vont au-delà de celles de la SEC et, compte tenu de l’importance de l’économie californienne, elles pourraient devenir la norme de facto», explique Gerrard.
Les nouvelles règles californiennes sont révolutionnaires à d’autres titres. Elles s’attaquent à l’un des problèmes les plus controversés de la réglementation climatique en obligeant les entreprises à déclarer leurs émissions de Scope 3. Ces émissions sont un ensemble de données difficiles à mesurer qui impliquent des émissions indirectes tout au long des chaînes d’approvisionnement.
Gerrard remarque que les lois listent 15 catégories d’émissions de Scope 3, et qu’à l’heure actuelle, pratiquement aucune entreprise ne les déclare toutes.
«Il reste de nombreuses questions sans réponse: si les règles s’appliqueront aux sociétés affiliées, si elles seront adaptés aux différents secteurs, parmi les 15 catégories de Scope 3, lesquelles déclarer et quels scénarios climatiques devront être inclus», explique-t-il.
Comme la SEC, les règles californiennes sont la cible d’actions en justice. Mais elles entreront en vigueur en 2026 si aucune décision défavorable n’est rendue ou s’il n’y a pas de retard dans le vote. La non-conformité à ces règles pourrait entraîner des amendes de 500 000 $ par année de rapporthttps://www.corporatecomplianceinsights.com/california-climate-law-court-challenge/. De grandes entreprises comme Apple, Microsoft et Ikea ont déjà approuvé la loi.
Gerrard cite d’autres initiatives américaines qui vont dans le même sens, notamment une législation encore à voter de l’état de New York similaire à celle de la Californiehttps://www.nysenate.gov/legislation/bills/2023/S5437 and https://www.nysenate.gov/legislation/bills/2023/S897/amendment/A.
En Europe et au-delà
Les entreprises suffisamment grandes pour être régies par les lois californiennes relèveront probablement également des règles de divulgation de juridictions telles que l’UE.
À partir de mi-2026, la directive relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD) du continent exigera que toutes les grandes entreprises européennes, y compris les filiales d’entreprises non européennes, cotées en bourse ou non, divulguent des informations sur les risques environnementaux et les risques de durabilité qui incluent le changement climatique si elles atteignent certains seuils.
Les entreprises non européennes seront également soumises à l’obligation de déclaration si elles génèrent plus de 150 millions d’euros de revenus dans l’UEhttps://kpmg.com/nl/en/home/topics/environmental-social-governance/corporate-sustainability-reporting-directive.html.
En Europe, la facture totale pour le respect des règles dans la zone s’élèvera à 3,6 milliards d’euros sur une période de dix ans, selon les estimations de la Commission européenne.
Malgré cette somme considérable, l’évaluation d’impact de la Commission montre que le coût de la conformité représente une part négligeable du chiffre d’affaires d’une entreprise, avec un pourcentage maximal de 0,005% au cours de la première année pour les entreprises de toutes tailles et qui devrait diminuer au cours des années suivanteshttps://op.europa.eu/en/publication-detail/-/publication/1ef8fe0e-98e1-11eb-b85c-01aa75ed71a1/language-en/format-PDF/source-201819497.
En Chine, les trois principales bourses du pays ont proposé des règles de publication environnementale élargies pour les grandes sociétés cotées.
Environ la moitié des entreprises cotées en bourse en Chine seront tenues de déclarer l’impact de leurs activités sur l’environnement ainsi que les risques et l’impact des facteurs environnementaux sur leur activité dans le cadre d’une approche dite de «double matérialité».
Les règles, qui couvriront les émissions de Scope 1 et 2 ainsi que de Scope 3 pour un groupe restreint d’entreprises, devraient s’appliquer à partir de cette année avec les premiers rapports attendus fin avril 2026. Des règles similaires de publication obligatoire, alignées aux règles internationales, sont également proposées en Australie à partir de l’exercice 2024-2025https://treasury.gov.au/consultation/c2024-466491.
Alors que les Américains éliront un nouveau président cette année, le climat politique concernant les questions ESG globales exige une plus grande attention des investisseurs.
En particulier, les craintes augmentent que le retour éventuel de Donald Trump à la Maison-Blanche n’entraîne d’importants reculs de la performance environnementale. Trump a déjà fait de l’augmentation des carburants fossiles l’une de ses principales priorités et a promis d’abroger de nombreuses lois climatiques phares, notamment l’Inflation Reduction Act (IRA)Pour aller plus loin: https://am.pictet/en/us/mega/2023/ira-and-impact-on-europe.
Cependant, une abrogation générale de ces lois sera loin d’être une formalité. La suppression de l’IRA, par exemple, qui a été promulguée par le Congrès, nécessitera 51 voix sur les 100 membres du Sénat, actuellement contrôlé par les démocratesL’abrogation d’une législation requiert généralement 60 voix, mais dans le cas d’une loi relative à l’impôt et aux dépenses, comme l’IRA, cela ne nécessite que 51 voix..
Gerrard ajoute que plusieurs dispositions telles que la capture du carbone, l’hydrogène et les crédits de carburant bénéficient d’un soutien bipartisan.
«De nombreux états républicains ont bénéficié de l’IRA, qui a créé des emplois et des investissements pour de grands projets solaires, éoliens et de stockage», explique-t-il. Les bénéfices sont estimés à 337 milliards de dollarshttps://www.whitehouse.gov/briefing-room/statements-releases/2022/08/17/state-fact-sheets-how-the-inflation-reduction-act-lowers-energy-costs-create-jobs-and-tackles-climate-change-across-america/.
De même, un mouvement vers une plus grande transparence climatique est susceptible de profiter aux investisseurs, quelle que soit leur couleur politique, qui souhaitent intégrer le risque climatique et le risque de durabilité dans leur prise de décision.
«Il n’est plus possible d’arrêter la tendance à la publication des informations environnementales à travers le monde», déclare Gerrard.
Infos investissement
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Des règles plus strictes de publication des informations climatiques encourageront les entreprises à améliorer la qualité, la cohérence et la fiabilité des données climatiques qu’elles collectent. Cette tendance devrait conduire à davantage d’investissements dans les technologies et les infrastructures de données.
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Une récente enquête menée par le cabinet de conseil mondial Workiva montre que près de neuf entreprises sur dix prévoient de divulguer de nombreuses informations sur leur empreinte carbone, même au-delà de ce qui est obligatoire. Elles sont encore plus nombreuses à indiquer qu’elles investissent dans la technologie pour améliorer les processus de collecte de données, avec environ 86% des répondants américains prévoyant de se conformer volontairement à tout ou partie de la directive européenne sur la publication d’informations en matière de durabilité, même s’ils ne sont pas obligés de le faire. L’enquête révèle que 92% des répondants sont en train de transformer leurs processus de reporting en investissant dans la technologie.
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La collecte et le conseil en données environnementales sont un secteur en pleine croissance grâce à la réglementation et à la demande des investisseurs en matière de transparence et de divulgation. Le secteur devrait croître de près de 8% chaque année pour atteindre 65 milliards de dollars d’ici la fin de la décennie. (Source: Research and Markets).